Où va le travail ?

chantiersDepuis une trentaine d’années, des militants luttent contre le fléau du chômage. A travers le Comité Chrétien de Solidarité avec les Chômeurs et les précaires et l’Association Partage – Travail, ils manifestent leur solidarité, informent, analysent, proposent des pistes pour en sortir. Gérard,l’un des leurs, nous partage son analyse de la situation actuelle. Oui, où va le travail ?

« Dans quinze jours, je serai dehors. Mon contrat se termine. Il était nominatif, cela veut dire que si la personne revient à l’entreprise pour un autre poste, je suis viré quand même. A mon âge, je suis bon pour les remplacements d’été, et quelques contrats au cours de l’année ; ils ne dépassent pas un mois en général. Je sais bien que je ne suis pas le seul. Pour moi, j’ai cinquante trois ans, et cela dure depuis plus de quatre ans, cette succession de petits contrats. »  En ajoutant aux 500 000 intérimaires les 4,5 millions de salariés à temps partiel, le plus souvent contre leur volonté et représentant 18% des emplois, c’est près d’un salarié sur cinq qui se trouve dans une forme de précarité ; ces chiffres ne cessent de croître. Encore faut-il souligner que depuis plus de dix ans, le contrat à durée indéterminée (CDI), encore largement majoritaire (75% des salariés), n’est désormais plus une garantie fiable. De plus, en ces temps de crise de l’emploi – nous dépassons les 5 millions de chômeurs dont 3 millions sont sans allocation -, des salariés prennent un travail qui ne correspond pas à leur qualification : ils s’y ennuient, se considèrent comme disqualifiés, s’intègrent mal dans l’entreprise ; on lit ici ou là que 25% des salariés sont sur qualifiés.

C’est près d’un salarié sur cinq
qui se trouve dans une forme de précarité

Une autre raison à la précarité grandissante est à souligner : en 2008 fut introduite « la rupture conventionnelle », une sorte de divorce à l’amiable entre l’entreprise et le salarié ; elle comporte quelques avantages mais en fait, cette nouvelle procédure peut donner lieu à des pressions sur les salariés dont l’entreprise veut se débarrasser ; fin 2012, on comptait 1,1 million de procédures de ce type.

En fait, nous assistons à de graves débats sur le travail et son statut ; le rêve partagé par certains est d’en finir avec le salariat qu’encadre le Code du travail et ses multiples règlementations, pour n’avoir affaire qu’à des travailleurs indépendants, qui feraient leur travail pour eux-mêmes, capables de régler par eux-mêmes les incidents qui surgissent, plus autonomes, sans chef sur le dos, mais aussi sans smic, sans durée légale du travail, sans protection contre les accidents. A long terme, il semble cependant que la société salariale va perdurer, pour préserver le fondement du système de protection sociale, mais l’emploi y sera plus flexible, plus précaire, limité dans le temps, davantage individualisé et hautement contractuel. (revue Projet n°337, notamment l’article de Jacques LeGoff)

Situations très diverses

« J’ai trente deux ans et je n’ai connu que la crise, comme vous dites. Alors, je dois bien m’habituer à ce changement sans que cela ne me désarçonne plus que cela.  Vous, les vieux nés de suite après la guerre de 1945, vous avez connu le plein emploi ; mon père m’a suffisamment raconté qu’on pouvait quitter son patron et trouver un emploi dans la semaine qui suivait, alors, la précarité aujourd’hui, elle vous angoisse vraiment.  Et puis vous passiez beaucoup de temps à l’usine, souvent 50 heures, et vous avez gagné les 40 heures, puis les 39, puis les 35 heures. Merci, on apprécie. Encore que le travail doit être fait, sans embauche supplémentaire parfois, donc dans le stress. Et puis, avec le Smartphone et l’ordinateur, on est facilement joignable et on peut continuer son travail à la maison, je ne suis pas sûr que ce soit mieux !»  La conversation était longue, qui laissait voir une appréciation nuancée de la situation générale et de la sienne en particulier.

« Chacun a son histoire personnelle,
aucune situation ne ressemble vraiment
à une autre. »

Même les « vieux » qui rencontrent des chômeurs par le biais associatif ou tout simplement dans leur famille, qui les reconnaissent de loin par la démarche, le visage, une certaine façon « trop » de bien s’habiller ou de « trop » se négliger, même eux  n’arrivaient pas à deviner en lui un jeune qui a galéré près de cinq ans avant de décrocher un contrat à plein temps en entreprise et un travail qui lui conviennent. « Le chômage, c’est comme la vie, et même comme le travail, il y a toutes les variétés du monde ; chacun a son histoire personnelle, pas une situation ne se ressemble vraiment ». Sa « copine » a dû elle aussi « cravacher dur » pour s’imposer dans l’entreprise : « les diplômes n’éliminent pas les réticences, les clichés, les stéréotypes, les vieilles habitudes. Ses collègues ont oublié la couleur de sa peau parce qu’elle a d’aussi bons résultats qu’eux, ils sont même heureux de faire cette « découverte », que l’ on peut être une femme, noire (ou arabe ou chinoise)  et être bon,  mais bonjour l’énergie ! »   Nous n’en avons pas fini de comprendre une situation de plus en plus éclatée, tant les statuts au travail, tant les situations des chômeurs sont nombreuses et différentes et qu’elles appellent une attention toute particulière, personnalisée. Pour ces derniers, le rôle du monde associatif se montre pertinent, lui qui trouve le temps nécessaire pour écouter chacune et chacun jusqu’au bout et sans le stress particulier des résultats à court terme.

L’argent devenu roi

Pour le monde du travail par contre, cette diversité des situations , la complexité des statuts et des politiques d’entreprise et la pression qu’exerce sur les salariés le chômage de masse (« si tu n’es pas content, tu t’en vas ! ») diminuent d’autant leur influence et leur pouvoir dans les négociations. Si bien que l’on arrive aux aberrations que l’on ne cache même plus, à savoir des revenus exorbitants pour un tout petit nombre. Et qui croissent sans cesse alors que les revenus des plus faibles subissent une érosion. Ces richesses sont « trop », puisqu’elles ne servent pas pour 90% d’entre elles à l’économie réelle, puisqu’elles alimentent les marchés financiers et la spéculation. Gaël Giraud et Cécile Renouard dans leur livre « Le facteur 12. Pourquoi faut-il plafonner les revenus ? » montrent sans avoir été contredits à ce jour que l’éventail des revenus ne devraient pas dépasser 12, puisque tout ce qui est au-delà ne sert en rien à la marche de l’économie (Cécile Renouard est religieuse de l’Assomption, enseignante au Centre Sèvres et à l’école des Mines ; Gaël Giraud est jésuite, chercheur au CRS et professeur affilié à l’ESCP).

Ces richesses sont « trop »,
puisqu’elles ne servent pas
pour 90% d’entre elles à l’économie réelle.

Fréquemment les paradis fiscaux reviennent au sommaire de l’actualité et le montant des sommes concernées est largement supérieur à ce qui serait nécessaire pour réduire à rien le chômage en Europe ! Comment parler du chômage, et de son effet sur le monde travail sans dire l’urgence à revenir à la fin de ces situations aberrantes, en d’autres termes, à revenir au combat pour la justice sociale ? Il en va du contrat social, mais aussi des convictions spirituelles et religieuses qui se défient de l’obsession de l’argent et de l’oubli des autres. Est-ce si antiéconomique que de vouloir donner un peu plus de pouvoir d’achat aux salariés et aux précaires, au 1,1 million de travailleurs pauvres, aux 8 millions de personnes en situation de pauvreté, soit moins de 980 € par mois ? Plus que l’invitation à travailler plus pour gagner plus, avant même l’appel à la croissance qui peut ne pas revenir, la question de la justice dans la répartition des richesses reste première, incontournable ; elle traverse aussi toute la Bible : « qu’il n’y ait pas de pauvres parmi vous » dit livre du Deutéronome.

Ceux qui travaillent trop et les autres

Une autre question qui doit revenir dans l’agenda des partenaires sociaux et des gouvernants, est celle d’un autre partage du travail  Evidemment, cette question finit par faire sourire, tant la loi sur les 35 heures fut décriée. Et pourtant, qui peut se satisfaire du partage actuel, qui voit sans emploi 1,9 million de jeunes de 16 à 27 ans, dont 900.000 en galère, sans formation et découragés, ayant abandonné toute recherche de travail. Evidemment, nombre parmi eux trouveront un emploi, fonderont une famille, mais leur longue marche dans le désert les aura marqués à tout jamais. Pour l’heure, « on est bien chez les parents. On fait du sport parce que des terrains de foot, ça ils nous en ont fait partout. On discute, on rigole on est  solidaires , sinon on pèterait un câble. On tue le temps, on a pris l’habitude. Un jour, ce sera notre tour, une sœur ou un ami nous trouvera un piston » (Le Monde, 3 juin 2013).  On ne peut pas laisser 45% des jeunes hommes des zones sensibles sans avenir professionnel et sans salaire.  Comme on doit sortir de la situation actuelle, résumée ainsi par un grand patron : « Il est difficile de trouver un emploi stable avant 28 ou 30 ans. Puis entre 40 et 50, on demande aux gens de travailler plein pot et de tout réussir en même temps : leur vie privée et leur vie professionnelle. Vers 55 ans, on les jette comme des mouchoirs en papier tout en leur demandant de cotiser plus longtemps ».

Aux sources de mon identité

Les défenseurs de la semaine des quatre jours tiennent un autre raisonnement. « Alors qu’il avait fallu 140 ans pour que la productivité soit multipliée par 2 entre 1820 et 1960, elle a depuis été multipliée par cinq. Du jamais vu. » Voilà, on produit cinq fois plus en France, qu’il y a cinquante ans (les Français figurent parmi les meilleurs du monde sur ce point) et la population en âge de travailler continue d’augmenter – entre 2000 et 2010, il y eut près de 2 millions d’emplois à temps plein -, comment expliquer qu’on ne repose pas alors la question du temps de travail, de sa réduction pour tous, par la semaine des quatre jours par exemple, et le temps gagné pourrait servir pour la vie personnelles, la famille, la formation, les activités citoyennes, la culture, le sport, les loisirs par exemple . (Les études de Pierre Larrouturou). Mais le voulons-nous ?

Il se trouve que la France figure parmi les pays industrialisés où l’on investit énormément dans le travail. Comme si le travail était la première source de l’identité. « Je te raconte mon travail et tu sauras qui je suis ». Contrairement aux clichés, les anglo-saxons et les Japonais investissent moins d’eux-mêmes dans le travail (qu’il soit salarié ou indépendant ). D’où un plus grand désarroi lorsqu’il vient à manquer parce que l’emploi se fait rare. Pour ce groupe de chômeurs, le travail est d’abord perçu comme étant normal : « J’ai de la santé, j’ai une tête et des bras, je dois les utiliser et puis, je peux y trouver de l’intérêt, en faisant dans l’entreprise ce que je peux pas faire seul chez moi ; et on a des relations ». Le travail apporte évidemment un salaire, il évite la honte d’avoir à demander des aides sociales ; et avec le salaire, l’ensemble des prestations  sociales, en bref, une sécurité pour l’ensemble de la famille. Et puis, s’il est aussi un lieu de conflits avec la hiérarchie , eh bien, va pour le conflit, il fait partie de la vie et de la vie en société ; mais au chômage, on ne sait pas vraiment contre qui se battre ni avec quels moyens ni avec qui,  on est seul et en colère contre la terre entière. Comment nier que tout cela est vrai, mais n’est-ce pas aussi trop demander à l’emploi ?

Le choix d’un monde fraternel

Personne n’est trop pauvre
pour n’avoir rien à partager

La vie ne s’arrête pas lorsque l’heure de la retraite a sonné. La vie citoyenne, familiale, l’engagement en Eglise,  le fait de travailler pour soi, de produire ses légumes et de tenter de réparer ce qu’on jetait auparavant, la possibilité de lire ou de fréquenter les musées (cette culture si chère au fondateur d’ATD quart monde, le père Joseph Wrezinski) sont tout autant des lieux où chacun et chacune peut tenter de se réaliser ; personne n’est trop pauvre pour n’avoir rien à partager, il faut seulement que la société toute entière puisse le permettre. Le choix de la fraternité, choix à forte dominante spirituelle, est à faire par tous, et nous devons en trouver les moyens concrets. Dès maintenant.

Gérard Marle, fc
Chantiers des Fils de la charité –  septembre 2013
 
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