Le facteur 12 – Intervention de Cécile Renouard – forum du 15 novembre 2012

Comment continuer à faire société si les écarts de revenus sont tels qu’entre le haut et le bas de l’échelle les citoyens n’ont plus rien de commun ? La solution, c’est peut-être le facteur 12 : l’écart maximal des salaires (primes incluses) qui existe déjà dans la fonction publique française. Pourquoi ne pas se fonder sur cette échelle pour toute la société et soumettre cette question au débat démocratique ? 

Cette solution est proposée par Gaël Giraud et Cécile Renouard dans leur livre : « Facteur 12 : pourquoi il faut plafonner les revenus » Carnet Nord, 2012.

Gaël Giraud est jésuite, économiste, ancien élève de l’École normale supérieure, chercheur au CNRS, membre de l’École d’économie de Paris et professeur associé à l’ESCP Europe.

Cécile Renouard est religieuse de l’Assomption, philosophe, enseignante au Centre Sèvres et à l’Ecole des Mines de Parie et directrice d’un programme de recherche à l’ESSEC.

Intervention de Cécile Renouard

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J’ai lu récemment un passage de Plutarque, dans « La vie des hommes illustres », dans lequel il dit que le romain Publius Publicola proposait un écart maximal de 12 entre la superficie de terrain dévolue au citoyen de base et le terrain accordé au sénateur. Il y a bien longtemps, le facteur 12 était déjà à l’ordre du jour. Beaucoup d’entre vous ont entendu le chiffre proposé par le banquier Morgan au début du XXe siècle qui estimait que l’écart maximal légitime entre rémunérations dans son entreprise était de 1 à 20. Et cela a été finalement l’écart repris par le parti socialiste lors de la dernière campagne présidentielle. Aujourd’hui dans les multinationales les écarts de rémunération – qui prennent en compte les salaires, les stocks options, les retraites chapeau, indemnités de départ – peuvent aller de 1 à 500, voire de 1 à 1000, et même plus.  Nous avons tous en tête des exemples de chefs d’entreprises ayant reçu des rémunérations extrêmement élevées, injustifiables et même indécentes et qui ont défrayé la chronique. Dans le discours relayé par les médias, il semble qu’il y ait une sorte d’acceptation passive de cet état de choses, ou une justification, à tel point que lorsqu’on propose une réduction de ces écarts on est facilement taxé d’être d’extrême gauche.

Or, dans notre livre, nous avançons des raisons économiques,  éthiques et politiques  pour plaider en faveur d’une diminution des écarts de rémunération en France et dans d’autres pays, qui sont un signe de profond dysfonctionnement démocratique. Ce discours est souvent traité de « bien-pensanse », d’utopique. En parlant avec des cadres financiers et dirigeants de grandes entreprises , ceux-ci soulèvent plusieurs questions : la première est celle de savoir quelle légitimité il peut y avoir à ce que soit reconnu à des tiers en dehors de l’entreprise un pouvoir de codécision sur les niveaux de rémunération dans les entreprises alors que c’est habituellement considéré comme relevant d’un strict accord entre les dirigeants et les actionnaires. Cette question a d’autant plus d’importance dans l’esprit des gens que la concurrence mondiale existe et que le dirigeant apparaît souvent comme essentiel pour la pérennité de l’entreprise. Il faut donc évaluer si une diminution de l’écart des revenus peut favoriser une efficacité économique aussi bien qu’une équité sociale. La question qui se pose ensuite est celle de savoir s’il faut laisser au pouvoir public le soin de fixer le niveau de redistribution via la fiscalité ou s’il faut également plaider pour une réduction des écarts de rémunération qui soit fixée à l’intérieur même des entreprises.

On constate qu’il y a une différence d’appréciation dans la notion d’équité. Dans les sociétés anglo-saxonnes on valorise beaucoup la figure du self made man, ce qui justifie que certains gagnent beaucoup d’argent, car ils ont contribué à la croissance de l’entreprise. Dans cette tradition l’enjeu est que celui qui a gagné beaucoup redistribue via la philanthropie. Les sociétés scandinaves et latines sont beaucoup plus critiques par rapport à cette approche. Ce qu’on oublie parfois c’est que dans un pays qu’on ne peut pas taxer de communisme – les Etats Unis – il y avait, jusque dans les années soixante, une fiscalité qui s’élevait à 90%pour la tranche supérieure, ce qui signifie qu’il était considéré comme normal que ceux qui gagnent beaucoup redistribuent via la fiscalité et pas uniquement via la philanthropie. Depuis deux ans on entend un certain nombre de milliardaires américains s’engager à reverser la moitié de leur fortune à des donations avant leur mort et  disant même ne pas trouver normal de payer proportionnellement moins d’impôts que les autres.

Voyons maintenant quelques arguments économiques en faveur d’une réduction des écarts, puis des arguments éthiques et politiques.

Arguments économiques

Dans les entreprises, on entend souvent le discours selon lequel il existerait un marché des hauts dirigeants en vertu duquel ils seraient rémunérés en fonction de ses propres critères. Mais un certain nombre d’études montre que ce marché n’existe pas, qu’il y a beaucoup de personnes qui ont les mêmes compétences que ces hauts dirigeants et d’autre part il n’est pas vrai qu’un dirigeant d’une entreprise nationale, française, soit à même de diriger n’importe quelle autre entreprise dans un pays de culture très différente. De plus les marchés sont défaillants, mal régulés, ce qui favorise l’émergence de bulles spéculatives qui se répercutent sur les salaires astronomiques de certains, mais ne correspondent pas une compétence exceptionnelle qui rémunèrerait de façon équitable à la fois le risque et le capital.

Par ailleurs, dans le même sens, un rapport de Terra Nova, l’année dernière, montrait comment le maintien des plus bas salaires au niveau minimal prévu par la loi a des effets pervers pour les finances publiques puisque ce sont les pouvoirs publics qui doivent alors compléter ces salaires, par des mesures sociales à l’égard des plus pauvres. On peut donc se dire qu’une diminution des plus hauts salaires dans les mêmes entreprises permettrait une augmentation significative des plus bas salaires. Emmanuel Faber, vice président du groupe Danone a calculé qu’une diminution de 30% des 1% les mieux payés de son entreprise permettrait de doubler le salaire des 20% les moins bien payés de ce groupe Danone. Cet argument a du poids – ce ne sont pas les altermondialistes qui ont fait le calcul!

Un autre argument  souvent donné par ceux qui veulent légitimer les écarts de rémunération est que ce salaire représente une incitation forte à un travail de qualité et à une fidélisation des salariés. Mais cela doit être mis en perspective avec la multiplicité d’exemples que nous avons, notamment dans le domaine de l’économie sociale et solidaire où ceux qui choisissent de travailler dans ce type d’entreprises savent pertinemment que leur salaire ne sera pas 100 ou 500 fois plus élevé que les plus bas revenus. Cependant ils font ce choix parce que pour eux, plus que le niveau de rémunération, ce qui compte c’est la question du sens, de l’activité économique, d’une forme de convivialité dans le travail… autant d’arguments qui sont plus forts pour eux que l’argument financier.

Arguments éthiques et politiques

Cela nous permet de basculer vers les arguments éthiques et politiques pour justifier la réduction des écarts.

On remarque, en voyant parfois le trader qui gagne plus que le PDG de son groupe, qu’il n’y a pas de corrélation entre le niveau de salaire et l’utilité sociale de son travail dans l’entreprise. Lloyd Shapley, qui a reçu le prix Nobel d’économie dernièrement, a mis au point ce qu’on appelle « la valeur de Shapley » qui est une manière de calculer la contribution de chacun au bien-être collectif. Elle consiste à mesurer la réduction de bien-être collectif provoquée par l’absence de telle personne ou de tel type de compétence. En écrivant notre livre, avec Gaël Giraud, nous avons contacté un ancien préfet pour savoir, en cas de plan ORSEC, à qui l’on fait appel en premier. Il a d’abord mentionné le rôle des aides-soignantes, puis celui de la police et de l’armée. Cet exemple montre bien qu’il y a un certain nombre de métiers qui sont fondamentaux pour le bien-être collectif, mais ce sont des métiers qui sont souvent très mal rémunérés.

Un autre critère est de considérer que donner un caractère extraordinaire à la finance revient à accorder une place disproportionnée à la sphère marchande dans l’existence humaine. Nous avons à la fois des besoins absolus (être nourri, logé…) et des besoins relatifs, qui s’expriment par comparaison avec les autres. L’économiste Keynes souligne ainsi que nous éprouvons ces besoins relatifs si les satisfactions qu’ils nous apportent nous procurent une sensation de supériorité vis à vis de nos semblables. On voit bien comment certains comportements prédateurs deviennent insoutenables à l’échelle d’une société car ils mènent à la logique du « toujours plus ».

Une petite anecdote à ce sujet : un trader qui nous demandait à Gaël et à moi comment se comporter, dans son domaine, comme chrétien, nous a confié donner une partie de ses biens à des services d’Eglise, mais quand on a abordé avec lui la question de la réduction de ses rémunérations il nous a dit que c’était impossible psychologiquement, parce que pour lui son niveau de rémunération était aussi lié à l’estime qu’il pouvait recevoir de ses pairs.

Un argument de plus pour limiter les écarts, c’est que cela donnerait un rôle moins important à la sphère marchande par rapport à d’autres dimensions de l’existence. Cela rejoint une théorie de la justice comme celle du philosophe américain Mickaël Walzer qui, dans son livre « Sphère de justice »,  regarde comment, dans l’histoire des sociétés, il y a toujours une sphère de l’existence qui tend à avoir plus d’importance que les autres. Le critère fondamental de justice consiste à dire que le critère de répartition juste est que ceux qui sont dominants dans une sphère ne doivent pas être dominants dans une autre sphère. Et c’est pourtant souvent ce qui a tendance à arriver. Pour notre époque contemporaine, on constate que ceux qui dominent dans la sphère marchande, c’est à dire ceux qui gagnent le plus, sont aussi ceux qui sont dominants dans les autres sphères de l’existence – ce sont ceux qui vont influer sur les pouvoirs publics, qui vont financer les meilleures études à leurs enfants et reproduire ainsi un système de classe sociale. L’idée de Walzer est qu’un enjeu fort de démocratie serait d’arriver à faire en sorte de séparer les sphères, et il propose à la société de reconnaître les capacités, les dons et les talents des individus dans différentes sphères. Pour lui, l’une des conditions du respect de soi est de faire en sorte que chaque individu soit considéré, valorisé par les autres dans un domaine ou l’autre de son existence. Alors que ce qui est pervers dans le fonctionnement de nos sociétés c’est que sont toujours les mêmes qui sont gagnants dans tous les domaines. Donc si on avait une société moins inégalitaire du point de vue de l’écart des rémunérations, cela pourrait être une façon d’inviter les individus à moins se comparer en termes de niveaux de rémunération et ainsi  à valoriser pour chacun d’autres valeurs fortes de l’existence.

Un autre argument est celui de la qualité du tissu social. Force est de reconnaître que l’augmentation du revenu de quelques uns entraîne une augmentation des inégalités qui détériore le tissu social, augmente les dépenses publiques en termes de santé, aussi bien que de prévention de la violence. Les épidémiologues anglais, Kate Pickett et Richard Wilkinson montrent dans leur livre « The spirit level » que dans les pays les plus inégalitaires les problèmes de santé et les problèmes sociaux sont plus importants. Ils ont établi un indicateur de problèmes sanitaires et sociaux, et étudié ce qui se passe au niveau de confiance à l’intérieur d’un pays, en termes  d’espérance de vie, de mortalité infantile, d’obésité, de taux d’homicides, personnes en prison, grossesses précoces ; à partir de là ils observent  les critères des différents pays et ils étudient les corrélations avec les répartitions des revenus. Il apparaît que dans les pays les plus inégalitaires, non seulement les plus pauvres sont pénalisés, mais en fait toute la population est pénalisée, parce que finalement la situation se détériore au niveau général.

Ce qui vaut pour la qualité du tissu social vaut aussi en termes écologiques – Gaël développera ce thème. Ce sont les plus riches qui polluent le plus et qui contribuent le plus à la dégradation de nos écosystèmes. Là encore, si on diminuait les capacités de consommer des plus riches (trajets en avion…) on pourrait contribuer à une meilleure qualité de nos écosystèmes.

Voilà pour les arguments, au niveau de l’entreprise et au niveau de la société.

Je termine juste en proposant quelques leviers pour avancer dans les débats publics et vis à vis des décisions politiques. On nous a souvent demandé pourquoi ce facteur 12. En vérité nous ne tenons pas absolument à cet écart, mais le but est de proposer au débat public l’idée qu’il faut arriver à un écart maximal.

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L’année dernière le CSA a réalisé un sondage interrogeant les personnes sur le revenu maximal qui leur semblait légitime dans la société. Pour 2/3 des Français ce revenu maximal est à moins de 10 000 € par mois ; sachant que le SMIC est à 1 400 € brut, cela donne un écart de 1 à 7. Au niveau moyen du test l’écart considéré comme légitime est de 1 à 11 : il y a un certain nombre de personnes qui tirent le niveau vers le haut, ce n’est pas très étonnant de constater que ce sont des cadres ou des professions libérales, souvent des personnes qui travaillent à leur compte ou qui ont fait des études supérieures. Ils raisonnent donc à l’aune de leurs rémunérations. Par contre, ceux qui n’ont pas le bac et qui correspondent à 59% de la population, avec ceux qui ont juste le bac, cela représente 76% de la population française, ceux-là estiment que le revenu maximal ne doit pas être supérieur à 14 000 €, ce qui fait un facteur 10 vis à vis du SMIC. Ce qui est très intéressant aussi dans ce sondage, c’est la différence de réponses entre les hommes et les femmes. La moyenne des femmes est 1/3 de la moyenne des hommes : pour les femmes c’est 8 000 € par mois alors que pour les hommes c’est 24 000 €. C’est intéressant sur la représentation qu’ont les uns et les autres de ce qui valorise les personnes… il y a vraiment deux manières de voir.

Notre sondage va donc, en gros, en deçà du facteur 12.

Dans  la fonction publique, hors primes, cet écart est de 1 à 5. Et si on rajoute les primes il passe de 1 à 11.

Quant au secteur de l’économie sociale et solidaire, très souvent les écarts sont de 1 à 5, très rarement de 1 à 10. Dans les TPE il est rarement au delà de 1 à 5.

Quand on voit que 75% de la population plaide pour un facteur 10 on se dit que c’est incroyable qu’il y ait un tel discours de justification de la part des élites, discours qui est relayé par les médias. Très souvent, aussi, ce qui est renvoyé quand on parle de ce sondage, c’est que cet argument du facteur 12 est de l’idéalisme, ou de la démagogie. Et on nous dit aussi que c’est de la « bien-pensanse », une façon de discréditer le discours en nous traitant de doux idéalistes. Mais quand on constate qu’une grande majorité de personnes sont du même avis, on se demande pourquoi ne pas prendre en compte une forme de sagesse, de bon sens partagé sur ce qui relève de l’équité dans la société. Car rien ne justifie des écarts exorbitants. Et finalement est-ce qu’on ne doit pas reconnaître que le refus de toute discussion est bien l’expression de la volonté d’une caste de maintenir ses privilèges et ses avantages aux dépends de l’intérêt général. Ce qui est le signe d’une rupture du contrat social qui nous semble gravissime.

On peut aussi ajouter un autre argument  qui consiste à dire que la machine à créer des écarts ne peut plus s’arrêter. Imaginons que dans une entreprise les mieux payés gagnent 100 fois ce que gagnent les moins payés. Si l’on veut garder cet écart, et pour qu’il n’augmente pas en valeur absolue, et si l’on fait croître de 5% les moins bien payés, cela voudrait dire qu’il faudrait augmenter la rémunération des mieux payés de 0,05 % , ce qu’ils n’accepteraient pas. Cela montre bien que les mieux payés auront un écart croissant à l’infini vis à vis des moins bien payés. Cela indique bien dans quelle impasse technique et politique nous nous trouvons actuellement.

Pour terminer je dirai qu’une société moins inégalitaire et plus démocratique a aussi toutes les chances d’être plus heureuse, puisqu’un certain nombre de sentiments d’injustice ou de rancœur qui peuvent exister seront alors moins présents, en assurant un revenu plancher qui assurerait à chacun les conditions d’une vie digne, et de l’autre côté un revenu plafond au delà duquel on assiste à des problèmes de fragmentation sociale et de désastre écologique. Entre les deux, pour que s’ouvre un espace pour le vivre ensemble, il faut accorder moins d’importance aux ressources matérielles et aux biens pour retrouver le sens des liens et de la relation à l’autre. Vis à vis de l’entreprise, cela plaide pour une gouvernance renouvelée, ouverte et partagée qui favorise la reconnaissance du rôle social et sociétal des entreprises et qui implique une participation des salariés et pas simplement des actionnaires aux processus de décisions et aux orientations prises par l’équipe des dirigeants. La discussion de l’écart des salaires pourrait être un aspect important de cette gouvernance renouvelée.

A travers tous ces arguments, c’est une façon de plaider pour une transformation du capitalisme.
Je terminerai en vous lisant un petit passage de l’Angelus du 23 septembre 2007 dans lequel Benoït XVI a des paroles assez fortes : « Le capitalisme ne doit pas être considéré comme l’unique modèle valide d’organisation économique. L’urgence de la faim et l’urgence écologique dénoncent avec une évidence croissante la logique du profit qui, lorsqu’elle prévaut, augmente la disproportion entre riches et pauvres et la ruineuse exploitation de la planète. Lorsque au contraire prévaut la logique du partage et de la solidarité il est possible de corriger la route et de l’orienter vers un développement équitable et durable. »

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