Article extrait du VLC_90
« Je suis un homme heureux, mais pas du tout content. »
Pedro Meca est dominicain. Il était notre invité le jour de l’assemblée générale, le 10 mai 2012. Il a fondé « La Moquette », lieu d’accueil de nuit, rue Gay Lussac ; Pedro Meca se plaît à dire que le Panthéon et la Sorbonne sont près de La Moquette !
Pour favoriser une certaine convivialité, l’accueil était ouvert jusqu’à 5h, à ses débuts, mais il est apparu que cela poussait davantage à la marginalisation des gens qui, en partant de là, allaient dormir. L’accueil est maintenant ouvert jusqu’à 1h30, car le rythme social c’est le jour.
L’étonnant, c’est que le monde de la rue est toujours à découvrir. Je le connaissais pourtant déjà car je suis un enfant de la rue. J’ai eu le « privilège » d’avoir été abandonné. Privilège car j’ai eu une mère et ensuite une maman, celle qui m’a accueilli. A ce vieux couple, je leur dois tout. Depuis lors j’essaie toujours de faire beau ce qui m’arrive, pour les remercier. Ils ne savaient ni lire ni écrire, mais l’intelligence du savoir n’est pas forcément l’intelligence du cœur. Ce qui est le plus important pour l’humanité c’est l’intelligence du cœur.
Ce qui compte n’est pas de faire des thèses sur des sujets compliqués, mais de se poser les bonnes questions, au moins essayer de comprendre les questions d’aujourd’hui. Mettre l’accent sur l’essentiel qui est, pour moi, la relation au monde des pauvres.
Maintenant je suis à la retraite, c’est le temps d’être dans la joie. Vieillir en espagnol se dit « jubiler ». Je suis un retraité heureux. Je suis un dominicain heureux, mais pas du tout content. C’est très important d’être heureux de vivre ce qu’on vit, même le vieillissement qui, d’ailleurs, commence très jeune dans le monde de la rue où les gens meurent entre 45 et 50 ans.
J’ai décidé de ne pas mourir, tout simplement parce que je n’en ai pas le temps. Je n’ai le temps que de vivre. Je crois en la vie. « Est-ce qu’on est vivant avant la mort ? » c’est là ce qui m’importe. Quelle que soit la situation, on peut toujours être des vivants.
On regarde toujours ce qui ne va pas. On veut faire des choses mais l’important n’est pas tant ce qu’on peut faire pour les gens que se demander ce qu’ils pourraient faire pour nous. Les chômeurs, par exemple, par leur expérience difficile de recherche de travail, peuvent beaucoup nous apporter.
On donne en tant que riches, mais il ne faut jamais oublier que la main qui donne est toujours plus haut que celle qui reçoit. Comme disait le père Joseph Wresinski : « A trop se pencher sur les pauvres on tombe dessus et on les écrase. » La bonté peut alors devenir pire que la malveillance.
J’ai commencé à travailler comme travailleur social il y a 35 ans. Je vivais alors dans un squat, nous étions entre cinq et vingt. Et il arrivait parfois, quand je rentrais, que mon lit soit occupé. C’est là que j’ai commencé à apprendre la patience, qui n’est pas d’attendre mais d’être attentif à l’autre pour l’aider à se manifester, à dire – ou ne pas dire.
L’important c’est de durer et de ne pas être seul car on risquerait de se donner bonne conscience.
On a besoin des autres, pour donner et pour recevoir.
Le tableau de Rembrandt des disciples d’Emmaüs est une parfaite illustration de ce que je vis dans la nuit. La lumière qui émane du ressuscité éclaire intensément l’émerveillement du visage des deux disciples, on ne perçoit que l’ombre du Christ. La source de la lumière surgit de l’ombre. C’est ce que j’ai appris dans mes longues années d’expérience nocturne.
Ce qui est important c’est qu’on fait toujours quelque chose pour quelqu’un, et pas pour une idée. On fait pour le petit, pour le pauvre.
Mes engagements, le fait d’avoir travaillé au service des gens, m’ont fait prendre conscience qu’on ne sait pas prendre de risques, tant dans l’Eglise que dans la société.
Qu’il s’agisse de chômage, de drogue, de personnes à la rue, on prend tous les problèmes sans les lier, en coupant les hommes en tranches, sans leur proposer des occasions de se rencontrer eux-mêmes comme personnes et non comme porteurs d’un manque.
Je crois beaucoup à l’action des personnes. La vraie solidarité nous humanise ; c’est la solidarité qui nous rend solidaires.
Cette vision globale m’a donné une image du travail social autre. A La Moquette, on accueille des SDF et des ADF (avec domicile fixe). La Moquette est un lieu de rencontre ouvert à tous les citoyens, et non aux seuls SDF. D’où son nom.
Il y a quelques années je voulais prendre ma retraite – ou plutôt quitter La Moquette, car c’est très important de ne pas mourir père-fondateur. Il ne faut pas croire à l’idée, mais croire aux gens qui y travaillent et qui la poursuivront, peut-être autrement. Nous avons travaillé ensemble pendant 7 ans, mon successeur et moi.
En 1977, quand j’ai commencé, ce travail de nuit n’existait pas encore. Mais je croyais vraiment à cette présence. Je crois de plus en plus à une présence. Etre là, sans savoir ce qui peut venir. Je crois énormément à l’imprévu. Dieu vient toujours là où je l’attends le moins.
Le travail social est totalement ignoré de la société, c’est pourquoi il est important de prendre le temps de dire ce que l’on fait.
Malheureusement, la formation du travail social consiste à écouter les besoins des gens et à les faire entrer dans un dispositif pour tel ou tel problème, mais personne n’entre dans le dispositif et les travailleurs sociaux s’y épuisent de plus en plus.
Il faut plutôt réfléchir à quoi faire et comment faire avec les gens quand on n’a pas d’outils pour répondre à leurs besoins matériels – et culturels, également, cet aspect-là est tout le temps omis.
Rompre la nuit, être à côté de quelqu’un. Je me suis aperçu que les moments les plus importants de la révélation biblique sont nocturnes. La nuit est première. Nous l’avons rendue deuxième, l’industrie a tout chamboulé en faisant de la nuit un repos de la veille. Mais ce n’est pas du tout pareil de voir la nuit comme un départ que de la voir comme un repos.
« Il y eut un soir, il y eut un matin. » C’est d’abord la nuit.
Jacob se bagarre toute la nuit avec Dieu. La sortie d’Egypte, c’est de nuit aussi.
L’enfant Jésus qui naît, c’est de nuit.
Quand le Christ meurt, à trois heures de l’après-midi, c’est la nuit.
Cela a été une découverte pour moi, même dans ma foi chrétienne. Le temps a une autre dimension la nuit. Les confidences se font plutôt la nuit.
Le jour est le temps du social.
La nuit est le temps personnel. Mais les personnes à la rue n’ont pas de temps personnel.
La nuit est un temps très particulier, elle favorise énormément les rencontres avec des gens divers. Mon travail ne s’arrête pas aux gens qui ont besoin, mais également à ceux qui font la fête.
On distingue trois mondes de la nuit :
– Ceux qui sortent et qui ensuite rentrent chez eux.
– Ceux qui sortent et ne rentrent pas (suite à une dispute, par exemple).
– Ceux qui ne rentrent pas car ils sont chez eux dehors.
Il nous faut surtout parler de qualité de la rencontre. Je peux voir une seule personne pendant toute une nuit ou bien en voir trois cents.
Le regard qu’on porte, cela change tout.
Les mots aussi en disent long sur la vision que l’on a des choses.
Lorsqu’on parle de SDF, on y associe des mots tels que rue, pauvreté, froid, marcher, solitude, ce sont tous des mots négatifs.
Lorsqu’on parle d’ADF (avec domicile fixe), on y associe plutôt les mots maison, adresse, chaleur, sécurité, lumière… autant de mots positifs.
Les mots négatifs concernant les SDF signent le regard qu’on a sur eux et, par là, ce qu’on va faire pour eux, parce qu’on est bon et généreux.
On va faire des hébergements, et non des logements. Je suis contre les logements sociaux, ils sont toujours moins beaux que les autres, mais je suis pour des loyers sociaux.
On va essayer de leur trouver du boulot, on va monter des vestiaires, on va faire des restos – restos du cœur, par exemple. Et le pire, c’est qu’on risque d’être contents. Mais c’est là une société inhumaine.
Il nous faut convertir notre regard pour se demander comment on voit l’autre, ce que l’on peut apporter à l’autre et surtout ce que l’on peut recevoir.
En général je suis plutôt heureux. C’est vrai, parce que mon bonheur ne vient pas de moi ; je suis heureux, mais pas content à cause de tout ce que je vois.
On me demande souvent : « Comment fais-tu pour tenir, tu es toujours joyeux, de bonne humeur ? »
Je réponds simplement que je crois en Jésus Christ. Jésus Christ est là. Et c’est la racine de tout.
Je n’ai pas besoin de parler de Dieu. Dire quoi ? Maître Eckhart dont les écrits m’aident dans ma relation au monde de la rue et de la nuit, dit que Dieu, il faut le regarder « comme dans la salle de bains », c’est-à-dire sans rien de ce qu’on lui attribue. On projette beaucoup de choses, la bonté, la beauté… mais on ne sait rien de lui. Le gars que je rencontre dans la rue, c’est pareil, je le regarde au-delà des circonstances, de son aspect. Au-delà de cela, c’est un homme.
J’essaie de rencontrer la source d’humanité mutuelle et par là je m’humanise moi-même et cela va me diviniser.
Le Christ nous révèle autant la relation au Père que la relation au frère, c’est la même relation en définitive.
On ne croit pas suffisamment en la vie, on n’ose pas risquer, on a peur de la vie, d’oser la vie.
Il en va de même dans le social. Quand j’ai commencé la nuit comme travailleur social, la résistance la plus forte venait des travailleurs sociaux eux-mêmes, qui disaient qu’ils n’étaient pas payés pour travailler la nuit. Moi non plus ! Mais je sens là un besoin, alors j’y vais.
On veut garder la mentalité du jour, mais la mentalité du jour n’est pas la mentalité de la nuit. Moi je suis là pour prendre le temps d’être là. Rester avec quelqu’un, même sans rien dire. Etre là !
On demande souvent des chiffres pour tout. Ce qui fait que les gens dont on s’occupe sont pris pour des chiffres. Mais l’individu est d’abord une personne, constituée et construite par ses relations, la qualité des relations.
Le gars qui pleurait sur mon épaule, ce n’était pas un individu, c’était une personne, et c’était l’enfant qui pleurait en lui. C’est cela la qualité de la relation. Il s’était fait voler toutes ses affaires. Je lui ai donné mon sac et il est parti en serrant ce sac dans ses bras et en souriant, il se sentait enfin considéré comme quelqu’un.
Toujours penser à la relation, à la qualité de la relation, au contact – qui peut être violent, parfois. Le contact physique est important, il crée des liens très forts. La proximité est importante. On peut amener une certaine chaleur au monde de la rue qui ne connaît pas cela.
La distance est sans cesse recommandée pour les travailleurs sociaux. Je ne suis pas d’accord. Une distanciation, oui, mais à partir de la proximité. On ne peut pas rencontrer l’autre en gardant ses distances.
Le problème des chômeurs est le problème de tous.
Le problème des personnes à la rue est le problème de tous.
Tant qu’on n’a pas compris que c’est notre problème à tous, on ne fera que mettre des rustines.
Comment pousser quelqu’un à travailler s’il ne va même pas pouvoir se loger. C’est une insulte personnelle. Quand 30% des personnes à la rue travaillent mais n’ont pas de quoi se loger, arrêtons de parler travail et parlons plutôt salaire. Il n’y a pas de petit boulot, il n’y a que de petits salaires.
Ce travail de la nuit a changé beaucoup de choses, pour moi. L’évangile, je ne le lis pas pareil dans la rue. Avec eux, je ne parle jamais d’évangile, pour eux, c’est le curé qui parle, alors c’est foutu. C’est important de désacraliser, alors je ne dis jamais « les évangiles », mais je dis « les quatre petits bouquins ». J’aime beaucoup prêcher avec des histoires ; à partir « d’histoires » on peut parler.
Désacraliser, au sens d’enlever ce qu’il y a de fausse solennité. L’évangile n’est pas solennel. L’évangélisation, c’est l’affaire « du Patron ». Il y travaille. Arrêtons de lui imposer nos barrières.
Au moment de la mort du Christ, le voile du Temple s’est déchiré… mais on a tout de suite commencé à le recoudre !
Parler autrement, cela veut dire d’abord écouter la Parole autrement. Pour ensuite la dire et savoir comment la dire, en fonction des personnes à qui on s’adresse.
Je voudrais terminer par une petite histoire sur la résurrection.
La meilleure façon de comprendre la résurrection me vient d’une personne de la nuit. Un gars me demande ce que c’est « cette histoire de la résurrection ». En pleine nuit, sur un trottoir, ce n’est pas si facile ! Et là, un gars complètement saoul – comme il l’est depuis 15 ans que je le connais – me dit : « T’inquiète pas, Pedro, je vais t’expliquer. C’est très simple, la résurrection. Tu vois, le Christ est né pauvre, hein ? – Oui ! – il a vécu comme un pauvre, hein ? – Oui ! – Il est mort pauvre et même encore plus pauvre que pauvre, hein ? – Oui ! – Mais on l’a enterré comme un riche. Là, il n’a pas supporté alors il a foutu le camp ! »
Pour moi, Dieu ne supporte pas l’encombrement !
A un ami prêtre qui allait avoir sa première paroisse et qui, voulant lui donner un « signe prophétique », me demandait conseil, je répondis que si j’avais une paroisse, la première chose que je ferais serait de fermer l’église. Pour savoir qui se rendrait compte qu’elle est fermée !
Et si on me demandait de l’ouvrir, alors je demanderais pour quoi faire.
Les portes de l’église ont été ouvertes et nous, chrétiens, avons découvert notre trésor grâce à des gens qui ne l’étaient pas, des sans papiers. Le temple comme lieu d’accueil et de refuge, ce n’est pas les chrétiens qui l’ont inventé.
Pour connaître une paroisse, il faut la connaître par les pieds, j’irais me balader la où sont les gens. S’ils sont au bistrot, eh bien tu vas au bistrot !
Merci, cela me fait plaisir de pouvoir dire ma foi tranquillement.
Et à toutes mes affirmations… mettez un bémol !